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Caroline Secq, la glaneuse par Erwan Desplanques

Sa maison est la plus belle décharge des Landes. On dirait une brocante poétique réservée aux objets invendables, un centre de recyclage géré par son seul instinct, science infuse des couleurs et des matières, qui associe, jour après jour, dans de larges cadres de bois, un bidon d’huile vieux de trente ans, un os d’oiseau, un fragment de filet de pêche et un truc forcément bizarre, glané dans le sable, dont l’origine sera aussi énigmatique que sa place paraîtra évidente au centre du tableau. Caroline Secq voudrait encore pousser les murs, étendre son atelier, y inviter toutes les matières du monde qui déferlent et cognent à la porte de sa propriété, à Uza, sur la côte atlantique. En attendant, les caisses s’empilent dehors – palmes en caoutchouc, jouets en plastique, cordages, du noir, du rose, du bleu, du jaune – tandis que deux cents œuvres s’accumulent à l’intérieur, colonisant les chambres, le salon... « Il faut que je vive dans le bordel, dit-elle. Je ne fais le ménage qu’une fois par an ». Elle rit. C’est vrai et faux, puisque l’artiste trie autant qu’elle entasse, avec une énergie et une obsession hors-norme : jambe de poupée, rectangle de polystyrène, lamelle de plastique ; chaque détail repose dans sa caisse, sa boîte, en attendant de se rendre utile, un jour, quand elle l’aura décidé, parce qu’il manquera tel relief, telle nuance de couleur, pour parachever l’œuvre en cours. Curieusement, elle se dit plutôt douée pour faire le vide et larguer les amarres. Laisser derrière elle des appartements, des métiers, des cartons, des vies. Caroline Secq a vécu à Lille, Paris et Bordeaux, a été attachée de presse, publicitaire et thérapeute du langage. Il y a trente ans, elle s’est même installée en Californie, d’abord serveuse au Green Dragon (« une ancienne église convertie en café-galerie new age ») avant de décrocher un Master en psychologie spirituelle à l’Université de Santa Monica. Ces multiples vies semblent lui offrir un matériau inépuisable, un stock d’images et d’expériences qui ont acéré son goût, son sens de la composition. Des strates précieuses dans lesquelles son œuvre s’enracine.

C’est aux États-Unis que la « collectionnite » a commencé. Caroline Secq ramassait des bouts de bois, ébauchait des assemblages. Elle ne savait ni peindre ni dessiner, voulait tenter autre chose : sentir, toucher, fabriquer. « Je suis partie sans rien, je suis revenue avec un container rempli de bois ». De retour à Paris, elle se sent vite à l’étroit dans son appartement, migre alors dans le Sud-Ouest se confronter aux vagues et à la solitude. Elle abandonne peu à peu le bois au profit du plastique qui inonde les plages. Ramasse et bricole toujours plus. « Quand je suis arrivée ici, il y a vingt ans, la plage était une poubelle ». Elle le dit avec des étoiles dans les yeux. La pollution n’est pas toujours un fatras inesthétique et crasseux. Cet amalgame de rebuts sur le sable, ces amoncellements que l’océan recrache avec la marée, tout cela compose quelque chose, ces natures mortes parlent de nous, évoquent la perte comme le recommencement. Objets de consommation enfouis, brassés, polis par l’écume et le temps, vestiges de vies trop pleines et de comportements inconscients. « Les gens trouvent ça fou, cette masse de déchets qu’on trouve sur la plage. Ils ne comprennent pas que ça provient de leurs propres poubelles ». Aujourd’hui, selon elle, les plages sont « trop régulièrement ratissées », au risque que les machines raflent sur leur passage du bois, des coquillages, « La beauté est déjà là, simple question de cadrage » « tout ce qui consolide les dunes ».

Elle aurait pu ne toucher à rien, laisser la plage de Contis ou du Cap de L’Homy en l’état, comme un ready-made. « La beauté est déjà là, simple question de cadrage. Pour moi, l’intérieur d’un tiroir de cuisine, c’est déjà une œuvre, je pourrais immortaliser son contenu tel quel, avec de la résine. » Un peu comme les « tableaux-pièges » de Daniel Spoerri qui figeaient les restes de ses repas. Ou les accumulations d’Arman et ses collages d’objets du quotidien (fourchettes, montres, pinces à linge, etc.). À défaut de pouvoir transporter la plage et l’exposer dans un musée, Caroline Secq en a prélevé des échantillons, des extraits du vaste continent de plastique qui enfle au large des côtes, transformés en créations inspirées, inquiétantes, joyeuses, faussement bordéliques. Inventaires millimétrés ou pagailles monochromes qu’on contemple comme des listes ou des explosions.

Elle se méfie du figuratif comme de l’art conceptuel. Travaille sérieux et à considérer son travail autrement. À comprendre pourquoi elle manipule cette ex-matière pionnière des Trente Glorieuses devenue honnie. Comment elle la transmue, l’annoblit. Avec elle, l’art plastique n’a jamais aussi bien porté son nom. Caroline Secq connaît le poids des essentiellement pour la joie organique de la matière et l’élan de la composition. « Je ne suis pas existentialiste, j’aime l’art heureux », résume-t-elle. « Elle sédimente des babioles comme on élabore une archive. Ses grands formats sont des miroirs qui reflètent nos modes de vie » mots : « Si on dit que je travaille avec des déchets, ça semble dégoûtant, si j’explique que je travaille avec des restes, des traces, là, ça change la perspective ». Elle sédimente des babioles comme on élabore une archive. Ses grands formats sont des miroirs qui reflètent nos modes La plasticienne aurait aimé participer au Nouveau Réalisme, comme Jean Tinguely, au lieu d’être associée un peu vite à l’Art brut, comme si elle ne savait précisément ce qu’elle faisait ni où elle allait.

Portrait de l’être humain en consommateur-jeteur compulsif, sinon en poubelle ambulante. Est-ce beau ? Hélas oui... L’artiste résume souvent son œuvre par une formule : « du rebut au re-beau » (elle n’a pas été publicitaire pour rien). Elle travaille la métamorphose, pointe sans plainte la ravages de la surconsommation, offre de la pollution une « expérience physique et sensorielle qui peut vraiment aboutir à une prise de conscience ». Depuis peu, on l’associe aux derniers artistes écolos en vogue alors que sa pratique remonte à plus de vingt ans. L’époque la remercie de nettoyer la plage ; elle remercie la plage de lui livrer chaque jour un matériau solide et gratuit. Ce quiproquo durera et lui profitera sans doute. La société commence à prendre le plastique au Sur les cimaises, la plénitude graphique et formelle de certaines œuvres irradie quand d’autres pièces défient le bon goût, traquent l’inconfort ou les turbulences. Le visiteur est souvent tenté de détailler le tableau et de remonter l’arbre généalogique : qui était le propriétaire de cette vieille montre égarée en mer ? À quelle petite fille appartenait cette poupée ballotée d’un pays à l’autre ? Ces gens sont-ils vivants ou morts ? Se sont-ils rendus compte qu’il leur manquait quelque chose ? Caroline Secq se fiche de ces questions. Son art n’est pas sociologique.

Elle se soucie peu de la provenance ou de l’histoire de ses objets trouvés. Préfère laisser les gens projeter leurs sentiments sur tout ce bazar qu’elle assemble et fixe avec une patience monacale, à la visseuse ou au pistolet à colle. Ces têtes de poupées, par exemple, qui émergent de certaines compositions. Faces rieuses, fracassées, inquiétantes, devant lesquelles on esquisse un mouvement de recul. Elle sourit. « C’est vous que ça angoisse, moi ces bébés ne me font pas peur ». Elle retrouve « beaucoup de jouets qui datent des années 1960, des petites voitures ensevelies qui ressortent avec le mouvement des bancs de sable. » Le passé finit toujours par remonter à la surface ; Caroline Secq l’attend au tournant.

Trois fois par semaine, elle butine ainsi, glaneuse du littoral, sac banane autour des hanches, un autre sac, plus grand, à la main. Elle ne prend pas de gants – dans la vie en général – et pioche ce qui l’intéresse, inspecte les formes, les couleurs. « Je n’ai jamais trouvé un objet répugnant, de toute façon je n’ai pas peur des microbes ». Elle ne ramasse évidemment pas tout (« J’en laisse pour les autres ! ») mais ce qui lui sera utile pour ses prochaines créations. Un jour, une sandale méduse, le lendemain, une passoire verdâtre. Le syndrome de Diogène désigne les collectionneurs fous qui entassent chez eux toutes les merdouilles du monde. Caroline Secq n’est pas folle : elle collecte à dessein et, comme le philosophe grec, tient la lanterne qui éclaire les errements de ses semblables. Elle est drôle, intelligente, spontanée, hostile aux chichis comme aux blablas, sensible à l’énergie – des choses, des gens – et concentrée sur son travail. Son œuvre lui ressemble : des superpositions, accumulations, assemblages qui feignent de suivre le fil du hasard alors qu’ils dessinent une trajectoire d’une cohérence sans faille. Le parti-pris des choses, le souci de la nature, l’impulsion sensorielle. La liberté à perte de vue et l’optimisme sauvé des eaux.