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Caroline Secq par Pierre Souchaud

Il serait tentant de vouloir placer l’œuvre de Caroline Secq dans les catégories « Récup’art » ou bien « Art brut et singulier », de même que d’y voir « un message de dénonciation de la pollution des mers… Autant de tentations très réductrices obturant l’accès à ce magnifique et très personnel travail de composition, intelligent, ludique et sensible, plein d’inventivité et de plaisir dans la mise en forme, entièrement dédié à la seule sublimation d’un matériau d’une grande richesse sensuelle… Un matériau chargé certes fantasmatiquement par des années de macération au gré des courants marins, mais qu’il faut prendre pour ses qualités plastiques immédiates, pour sa beauté intrinsèque et non pour ses aventures passées.

Et c’est dans ce dépassement de l’histoire vécue des objets qu’elle assemble, dans leur retrouvailles au bout d’un long voyage, sur une autre histoire, que la création de Caroline Secq est forte, distanciée, unique et porteuse d’un « message » ouvert et universel.

Pierre Souchaud : Avant d’être « artiste plasticienne » comme on dit, vous avez beaucoup œuvré dans la thérapie du langage et de la communication, la psychologie spirituelle, la direction de création en agence de publicité….Et puis au début des années 90, il y a eu ce « passage à l’art »…Pourquoi?

Caroline Secq : Dans ma situation de conceptrice-rédactrice en agence de pub, je me suis toujours sentie jalouse des illustrateurs et directeurs artistiques qui réalisaient les visuels, d’un coup de crayon ou de pinceau. J’avais le sentiment de ne rien savoir faire de tangible, de réel.

J’avais les idées dans la tête et dépendais des autres pour les matérialiser. Au final c’est devenu très frustrant. Suffisamment pour que je me dise « Bon, ça suffit, moi aussi je vais FAIRE quelque chose de mes mains, matérialiser quelque chose, il n’y a pas de raison ». j’ai donc acheté une boite de pastels gras et je me suis lancée. J’ai réalisé des visages comme des masques en aplats et déjà en « morceaux »  de couleur sur papier noir. Je ne savais pas dessiner, et je ne sais toujours pas…C’était mes premières affirmations d’ordre artistique, qui préfiguraient sans doute, dans la forme, ce qui a suivi.

Vous passiez ainsi d’une sorte de médiatisation de l’évanescence communicationnelle à du plein immédiat….C’est ça ?

Oui, c’est un peu ça. Mais le moment précis où je suis vraiment passée à l’acte avec de vrais morceaux de matière, c’était vers trente ans, juste avant de partir aux USA, , sans but bien précis hors d’un besoin de recherche personnelle existentielle.

Guidée par je ne sais quelle pulsion interne, j’ai ramassé dans la rue à Paris un bouchon, un bout de bois, un bout de fil et une plume, que j’ai réunis sommairement comme l’aurait fait un enfant pour produire un assemblage niveau diplôme de 3eme année d’école maternelle…

Je suis ensuite partie aux USA, comme il m’était possible de le faire pour une durée 3 ou 6 mois, à l’aventure bien sûr et sans avoir aucune idée de ce qui se passerait…J’y suis restée 4 ans.

J’y ai fait beaucoup de petits boulots pour survivre tout en commençant mes assemblages avec les matériaux et objets que j’allais ramasser sur la plage… Mais la « chose » la plus important d’alors, ce fut ma découverte et la fréquentation de l’Université en psychologie spirituelle à Santa Monica.

Ah bon ! Il existe donc là-bas cette sorte d’Université « chargée de spiritualité »? C’est un établissement public ?

Il n’y a qu’aux USA qu’on peut trouver ce genre d’université. C’était d’ailleurs la seule en son genre, avec une école agréée avec un diplôme reconnu par l’Etat. Le concept de base est que nous ne sommes pas « des êtres humains sur terre qui ont une âme »,, mais que nous sommes en fait « des âmes qui ont une expérience humaine, » donc en quelque sorte, à l’école de la terre. Quand on y réfléchit , ce simple paradigme suffit à changer complétement la perspective sur nos relations, nos expériences etc.

Y a-t-il tout de même dans cette rencontre un lien avec la dimension spirituelle de message ou d’engagement idéologique que l’on pourrait sentir dans vos oeuvres ?

Je ne sais pas ce que chacun peut sentir dans mes œuvres, probablement une bonne part de ce qu’il y projette. En ce qui me concerne, je travaille sans idéologie, sans religion, sans penser à autre chose que ce que je fais. La spiritualité s’inscrit sans intention. C’est une énergie. Il y a quelque chose de sacré dans le beau, et je vois le beau partout, là où d’autres sans doute ne l’imagine même pas.

Louis Pons, à propos de ses assemblages, disait  : «  je suis le dernier des animistes »… Ne vous sentez-vous pas aussi appartenir à ce sorte de religion primitive ?

Pour Louis Pons, au vu de son travail, je comprends tout à fait. Pour moi, non, pas d’animisme, juste les éblouissements du monde de l’enfance ; celle qui ramasse les cailloux, les petits bouts de choses, les plumes, les écorces érodées, les trésors du temps, et de la nature. Cette enfance qui s’émerveille de la beauté et la magie de ce qu’elle ramasse et met jalousement dans ses poches, loin des repères culturels, de l’argent, de la réalité. Dans ces collections de petites choses, l’âme chatouille l’infinie part du rêve et du mystère.

il y a donc ce matériau qui existe avec sa magie brute, sa qualité plastique , ses qualités expressives immédiates, sa mystérieuse charge émotive , mais il y a le travail que vous faites avec …Comment le caractériseriez-vous ?

Je dis souvent qu’il y a deux facettes à mon travail. Il y a d’abord mon matériau qui dit ce qu’il a à dire de par son origine et sa teneur. Il est très éloquent et parle tout seul, nul besoin d’en rajouter. Et puis il y a moi avec cette matière, ma sensibilité et mon intention. Mon travail d’assemblage est un travail d équilibriste sur le fil du paradoxe qui relie rebut et « re-beau ». Je travaille avec ce qui est, avec ce que je trouve, comme je le trouve. J’aime cette contrainte de l’aléatoire...

Comment démarrez-vous une œuvre ? Avec le respect de cet aléatoire ? Avec une vigilante inattention qui reste ouverte à tous les possibles ? Vous avez des tas où vous choisissez des éléments que vous faites cohabiter pour y trouver un rapport entre eux, pour que cela « fasse sens » ?

Oui bien sur, j’ai des tas, des tas de boites et surtout un tas de bazar partout. C’est dans le bazar, dans le visible que naissent mes pièces. L’œil et la main attrapent quelque chose qui va être un déclencheur et engendrer la recherche hasardeuse d’autres choses qui me semblent aller avec les premières et ainsi de suite. Ça se construit peu à peu et bientôt émerge une idée ou un sentiment global, pour un ensemble cohérent dans son énergie… et qui nécessitera peut-être au final que j’enlève les premiers éléments qui m’avaient permis de démarrer…cruelle ingratitude envers eux !

Le support de fond vient après cet assemblage?

Non, plus maintenant. Quelques expériences malheureuses où je me suis retrouvée avec des pièces composées au sol directement sur le parquet m’ont vaccinée à tout jamais. Elles étaient évidemment invissables, incollables et impossibles à bouger de place. Maintenant je fais faire des cadres creux en menuiserie dans lesquels je travaille mes pièces. Quelque fois c’est le fond trouvé sur la plage qui est à l’origine d’une œuvre qui est alors toujours plus narrative ou poétique…Mais mon travail est majoritairement abstrait sans volonté de représenter ou de raconter, sans « littérature ».

Quels sont vos rapports avec ces « continents » de déchets flottant sur les océans ?

Ils existent quelque part, loin. Je n’y pense pas. Je travaille avec ce qui est là, à portée de mon œil et de ma main., dans mon niveau de réalité. Cela me suffit.

Mon propos n’est pas de parler de ces continents, même si j’ai fait un jour une pièce en clin d’œil qui s’appelle le 8ème in-continent.. Je ne suis ni dans la dénonciation, ni dans le reproche. Mes réalisations parlent toutes seules, d’elles-mêmes et du monde, et je ne veux surtout pas leur coller dessus le moindre message militant.

Vous n’êtes donc pas comme ces artistes, dont la faiblesse du contenu est compensé par un fort engagement sociétal ?

Il y a de la place pour tout le monde. La mienne n’est pas là. Pas plus qu’elle n’est dans le recyclage, d’ailleurs rien que le mot me donne de l’urticaire quand on l’utilise pour parler de mon travail. Je ne cherche pas à recréer une fonction, ni à limiter le gâchis, ni à économiser les ressources. Ce qui m’intéresse, c’est montrer la beauté là où elle se cache. Chercher l’équilibre et l’harmonie à travers ce plaisir immédiat immense de faire quelque chose avec rien, du rebut, de l’oublié. Et si mes assemblages de «  petits riens » ont un rapport avec ces terrifiants et gigantesques amoncellements de déchets flottants, c’est qu’ils en sont le contraire absolu...

Avez-vous des matières, des éléments trouvés de prédilection ou qui vous fascinent plus que d’autres, et pourquoi ?

Mon matériau de prédilection, ce sont les morceaux, les restes, les fonds de tiroir, et en l’occurrence les fonds de plage !,

Car pour l’instant, et depuis plus de 20 ans déjà, mon matériau vient quasi exclusivement de mon ramassage sur la plage. Quand on me demande pourquoi. « Parce que » est la seule réponse. C’est quelque chose qui m’échappe ; je ne l’ai jamais décidé, ni pensé ; c’est juste arrivé et ça continue. J’aime ce matériau et son côté complétement aléatoire et parfois surréaliste. J’aime ces morceaux, j’ai même de la tendresse pour eux.. C’est juste incroyable ce que l’on peut trouver. Tant d’inventivité et d’intelligence et de centaines et milliers de personnes qui ont contribué à faire exister cet petit morceau de truc bidule, dans ma main, ce morceau du monde ...un monde qui s’offre ici tout en pièces détachées.

Il semble bien que votre ramassage ait besoin de respecter une sorte de « rituel », non ?

Le ramassage est partie intégrante du processus créatif, comme un rituel en effet. J’ai besoin d’aller très régulièrement ramasser. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait forcément quelque chose à ramasser car les plages sont extrêmement nettoyées. Tourisme oblige. Mais je vais courir sur la plage et je reviens avec ma pêche fraiche !

Et si le matériau est stocké trop longtemps en caisse, il est comme vidé de son énergie. Il ne m’intéresse plus.

Vous reste-t-il certains matériaux que vous n’ayez pas encore utilisés ?

oui, bien sûr. J’ai deux pièces en réserve qui font exception, des pièces en métal avec des morceaux que j’ai déterrés dans ce qui fut sans doute une décharge. J’ai aussi très envie de m’amuser avec des morceaux de fils, de laine, de tissus, des fonds de panier à couture comme on peut en trouver aux puces. Un jour sans doute je m’y mettrai.

J’aime aussi les collages papier.

Mais ce que je constate et me satisfait, c’est de voir que finalement depuis mes premiers pastels, quel que soit le medium, c’est toujours le même travail que je fais : celui de l’ assemblage de morceaux avec une recherche permanente du relief, du rythme et l’envie irrépressible de faire dépasser ou déborder du cadre.